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  • Boby Jocky

  • Jef Assy

  • Yan Péchin

  • Arnaud Diéterlin

Nouvel Album

LA GENESE

VOIR UNE REPETITION :


Comment pourriez-vous raconter l'histoire de cet album ?

Elle n'est pas banale... Après un concert à La Cigale pour la sortie de l'album Ti Amo, j'ai ressenti un besoin de “convalescence”. C'est tout le temps pareil. Il me faut une sorte d'antidote artistique à l'album qui a occupé deux ou trois années de ma vie de manière quasi obsessionnelle.

Comment vous y êtes-vous pris, cette fois-ci ?

J'ai rencontré Gérard Michel, patron de l'Elysée-Montmartre, pour lui dire : “J'ai envie de chanter dans ta salle, pour un concert debout et avec un nouveau répertoire”. Quand je lui ai demandé s'il connaissait des musiciens capables de m'entourer pour l'aventure, il m'a tout de suite parlé de l'équipe d'Alain BASHUNG qu'il connaissait bien puisque qu'il avait organisé sa dernière tournée.

Pourquoi ces musiciens-là ? Une admiration spéciale pour Bashung ?

J'ai toujours eu du respect pour Alain, comme pour tous les collègues qui creusent leur sillon artistique mais là, je voulais seulement un son de groupe. Je me disais que, grâce aux concerts, les quatre musiciens avaient atteint ce haut degré de connivence.

Vous pouvez les citer ?

Oui, bien sûr. Par ordre alphabétique : Arnaud Dieterlin à la batterie, Boby Jocky à la basse, Jef Assy au violoncelle, Yan Péchin aux guitares. Ensemble, ils n'avaient joué qu'avec Alain. Le reste du temps, chacun participe à des projets différents : Brigitte Fontaine, Raphaël, Daniel Darc, JP Nataf...

Alain Bashung avait fait un album live, “Dimanches à l'Élysée ”...

C'est ça. Et j'ai crû comprendre que Gérard Michel aurait voulu en faire une sorte de rendez-vous régulier. Consciemment, j'ai repris le flambeau puisque le concert a eu lieu un dimanche, mais on n'a pas osé lui donner ce nom. Et puis, quelques semaines plus tard, la salle brûlait...

Comment s'est passée la première rencontre avec les quatre ?

Dans le onzième arrondissement, à Studio Plus, un après-midi du mois de juin. J'avais apporté une dizaine de thèmes joués à la guitare et fredonnés au téléphone au cours d'un voyage en train depuis le Finistère jusqu'à Paris. Pendant cinq heures, on a improvisé dessus et j'ai tout enregistré. Il y avait de très bonnes choses. Je savais qu'on était sur la bonne voie.

Il est devenu quoi, ce matériel sonore ?

Je n'y ai pas touché tout de suite. J'ai laissé passer du temps. Pas mal de temps. Je n'ai tout repris que quatre mois plus tard.

Avec les musiciens ?

Non, tout seul, dans le Finistère. Je passais quelques jours chez Cécile Corbel et, au cours d'une ballade, j'ai repéré une maison de pêcheur à vingt mètres de l'Océan. A l'automne suivant, j'y ai passé deux semaines, sans adresser la parole à personne, dans une cuisine où je faisais du feu dans la grande cheminée. Sur la table, j'avais en permanence l'enregistreur, un grand cahier et un stylo. Je ne reposais la guitare que pour cuisiner ou marcher sur le sentier des douanes qui longeait un site paléolithique et un dolmen. Des voisins solides...

Comment se passaient vos journées ?

Je commençais par un expresso serré aux “Amis de la Côte”. Pour moi, le “bistrot du coin” est un rituel dont j'ai du mal à me défaire. C'est peut-être la seule chose que je retiens de mon instinct grégaire. Ensuite, la journée se déroulait entre ma guitare, la cheminée, l'éplucheur de légumes et le labrador qui m'avait adopté pour mes ballades au bord de l'Océan. Le soir, quand je n'en pouvais plus, je m'étendais sur un banc de la cuisine à la lueur des braises, ou bien je faisais quelques pas pour traverser le couloir et m'endormir dans le grand lit en bois. Jour et nuit, le bruit des vagues sur les rochers, tantôt proche à marée haute, tantôt plus lointain, rythmait l'inspiration. Sans parler de la couleur de l'eau et du ciel, changeante d'heure en heure, ni de la tempête qui a battu la côte pendant deux jours.

Vous parlez davantage des conditions dans lesquelles vous étiez que des compositions elles-mêmes...

C'est normal. La naissance d'une œuvre , c'est un gros tas de laine qu'il faut carder jusqu'à le transformer en fils avec lesquels on va pouvoir tisser. Il faut juste de la patience, de la foi aussi, puisqu'on ne connaît rien de ce qui va sortir, ni la forme, ni la couleur. C'est pour ça que je suis capable de parler du temps qu'il faisait, des bûches dans la cheminée, des habitués du matin aux “Amis de la Côte“ plutôt que de mes petites ou grandes avancées sur les mots et les notes. Aujourd'hui, en-dehors de la chanson sur un animateur de NRJ qui me prenait la tête dans la radio du bistrot, je ne sais rien dire sur le pourquoi des thèmes. Une chanson, c'est une photo dont on a oublié celui qui l'a prise.

A la fin de votre retraite bretonne, vous aviez déjà toutes les chansons ?

J'avais toutes les trames et la plupart des débuts de phrases. Il manquait quelques étages mais le dernier jour de mon séjour, j'ai assisté à la formation d'un double arc-en-ciel sur la baie d'Audierne. C'était un très bon présage. En tout cas, je l'ai interprété comme ça.

Vous avez continué tout seul ?

Dans un premier temps, oui. Pendant une quinzaine de jours, j'ai tout mis en ordre, j'ai écrit des grilles d'accords pour préparer la venue des musiciens et profiter pleinement de leur présence. En une seule journée, il se sont mis treize chansons nouvelles dans la tête ! C'est un effort de concentration que je leur sais gré d'avoir fait. Ensuite, j'ai reporté ce qu'on avait enregistré sur un logiciel de musique. C'était de la sculpture : répéter un refrain, rallonger une introduction...

Vous aviez tous les textes ?

Pas encore. J'avais des amorces plus ou moins abouties, je savais de quoi chaque chanson allait traiter, mais j'étais loin d'avoir avancé aussi vite sur les mots que sur les notes...

Quand avez-vous terminé les chansons ?

Pendant toute la fin de l'année. Dans les Pyrénées, exactement. Après avoir tout amorcé au bord de l'océan, je devais tout finir en altitude. J'amenais mes cahiers partout avec moi et c'est comme ça que, début janvier, on a tout fini à Paris.

C'était un défi, non ?

Plutôt, oui. Dix mois auparavant, j'avais annoncé mon intention de présenter un nouveau répertoire à une date précise. Et un concert, ça ne se repousse pas, il faut être sur scène tel jour à telle heure, un point c'est tout.

Et alors... ?

Et alors, bien. Tout bien. Impossible de rêver mieux. Le stress était là, bien sûr, même un peu plus que d'habitude à cause des cinq petits jours de répétition, mais on a accompli l'exploit de monter un concert tout neuf, avec un son inattendu. Le public a super bien réagi. Tout le monde aime être tenu pour quelqu'un d'intelligent.

LE CONCERT

 

VOIR LE CONCERT (extraits) :


Donc, le concert : c'était comment ?

Vous voulez savoir quoi ? Nous ? Le son ? Les billets vendus ?

Un peu tout ça, mais d'abord le déroulement de la journée elle-même.

Je suis arrivé à l'Elysée-Montmartre vers dix heures du matin. Je voulais accueillir tout le monde, les musiciens, les techniciens... Je suis tombé sur l'équipe de nettoyage qui finissait de passer les serpillières. Ça sentait bon. Dans la rue, j'ai salué des fans russes qui venaient de Moscou, Saint-Pétersbourg... Ensuite, je me suis installé dans ma loge et je crois bien que j'ai dormi parce que ma nuit avait été courte. Vers midi, le régisseur est arrivé. C'est avec lui qu'on a préparé la scène, les emplaceaments qu'allaient occuper les uns ou les autres. Il avait déjà travaillé avec Alain et connaissait toute l'équipe.

Les sonorisateurs sont arrivés à peu près en même temps que les musiciens et la répétition a pu commencer. C'était plutôt rush-rush, comme d'habitude, mais on a quand même pu se détendre une bonne heure avant le début du concert.

Et le public était là ?

Oui. Même si personne ne savait trop ce qu'il allait entendre. Pas d'album à la clef, pas la moindre chanson entendue auparavant...

Pourquoi tant de mystère ?

Ce n'était pas du mystère. La véritable question était comment tourner le dos à la débilité “album-promo-concerts” qui se comprend dans une chaîne marketing mais qui n'a rien de spécialement artistique. On peut aussi imaginer que ceux qui aiment un artiste soient capables de le suivre dans des propositions variées. Il faut arrêter de prendre les gens pour des consommateurs qu'on dirige par des petits couloirs comme les animaux vers l'abattoir.

Et les réactions du public face à la nouveauté ?

Excellentes, bien sûr. J'ai commencé par sept ou huit chansons tout seul, assis en bord de scène avec ma guitare. En général, c'est comme ça que je finis mes concerts, mais là, c'était au début. Les musiciens sont entrés pendant la fin de Madrid, Madrid, on a joué le final tous ensemble, je me suis levé pour m'installer derrière le micro et enchaîner les treize chansons nouvelles. C'était le délire. Je crois que, depuis mon retour de Russie, je ne m'étais pas retrouvé sur scène avec des musiciens. Depuis plusieurs années, je chantais tout seul, assis sur un tabouret, dans un rapport très intime avec les gens et mes chansons.

C'était voulu ?

Oui. Quand je suis revenu en France, après cinq ou six ans à parcourir le monde, je n'avais plus envie de retoucher au cycle dont j'ai parlé tout à l'heure. Je voulais juste chanter, retrouver ceux qui avaient aimé mes chansons, en toute simplicité, sans m'alourdir de l'attirail médiatique, économique et technique qu'exige une tournée. J'avais connu ça et je n'en avais plus envie. J'ai donc choisi la légèreté : une voiture, à la rigueur un ingénieur du son qui organise un peu tout... et voilà.

Au retour de Russie, vous avez trouvé des gens pour vous faire tourner ?

Pour vendre des concerts, oui. Dans notre jargon, les vendeurs de concerts s'appellent “bookers”. Pour la sortie du dernier album, Ti Amo, j'ai été approché par une société d'organisation de concert. qui venait de changer de nom. Elle avait beaucoup d'artistes dans son catalogue. On a pu s'entendre pour organiser le Café de la Danse et La Cigale, mais pas plus.

Incompatibilité ?

Je crois que oui. On n'est pas dans les mêmes mondes. Eux se prennent pour des producteurs qu'ils ne sont pas. Les artistes se sont laissés déposséder, en studio ou sur scène. Ils auraient dû rester producteurs. Même si ça ne veut pas dire travailler seul, investir son propre argent ou tout organiser. Loin de là ! Ce que je veux dire c'est qu'on a laissé croire à des gens qu'ils sont à l'origine de ce qu'on trouve dans les disques ou sur scène... C'est faux. Le vrai producteur, au sens strict, c'est l'artiste. Il produit ses chansons, ses enregistrements, ses concerts, comme d'autres produisent leurs légumes, comme mon père produisait les volutes ou les fleur d'acanthe sur les meubles qu'il sculptait. Ce que l'artiste peut attendre des autres, c'est d'investir, d'organiser, de commercialiser...

Ça paraît difficile de renverser les choses...

Très difficile. D'autant plus qu'elles se sont figées dans le langage et que l'imposture est sémantique.

Comment s'est terminée l'expérience avec cette société de spectacles ?

Pas très bien. Ils m'ont dit des choses qui m'ont déplu.

Du style ?

Du style : “Il faut arrêter de chanter dans tes salles de merde”. Littéralement. C'est ce que je me suis entendu dire.

C'est quoi, pour eux, des “salles de merde” ?

Celles où les artistes, pour lesquels ils remplissent aujourd'hui des semi-remorques, étaient contents de se trouver à un moment de leur vie mais qu'aujourd'hui ils négligent.

Qu'avez-vous répondu ?

J'ai expliqué que, n'étant pas moi-même un artiste « de merde”, je ne pouvais pas jouer dans une salle et devant un public du même nom. Ensuite, pour me montrer totalement arrogant, j'ai dit que moi, dans une grange, c'est plus magique que la plupart de leurs spectacles dans un Zénith. On était aux antipodes de la compréhension des choses. Pour moi, chaque concert est un acte artistique unique. Tout simplement. Même s'il faut qu'il soit payant, bien évidemment.

Donc : le concert à l’Élysée ?

Un moment unique, impossible à reproduire. Je voyais les gens debout, avec la banane, dansant ou se trémoussant, visiblement heureux d'assister à un moment privilégié de la manière dont un artiste peut faire confiance à leur ouverture d'esprit. Je n'ai jamais trop sacrifié à la demande, c'est à dire que j'ai presque toujours suivi mes propres chemins, en appliquant à lettre le “qui m'aime me suive”, mais là je crois que c'était le comble : convoquer des centaines de personnes à un concert de chansons inconnues, avec un son totalement inédit !

LE STUDIO

VOIR UN CLIP :

Comment est venue l'idée d'enregistrer les chansons ?

Après l'Élysée-Montmartre, j'ai décidé que le résultat valait la peine. Le concert était enregistré en multipistes mais on commercialise rarement un “live” à partir d'un seul concert. Ou alors c'est au bout d'une longue tournée, quand tout est parfaitement rodé. On a donc tout ré-enregistré. Ça m'a pris presque un an.

Qui produisait ?

Moi, bien sûr. C'est comme ça que je conçois les choses. Enregistrer dans un studio est un acte de production artistique, il faut bien se mettre ça dans la tête.

Alors disons-le autrement : qui finançait ?

Je n'ai pas envie d'entrer dans les détails mais je peux vous dire que l'album existe avec cette qualité parce que certains, autour de moi, l'ont voulu ainsi.

C'est le moment de leur rendre hommage puisque, apparemment, on n'est pas dans une configuration habituelle.

La plus grosse partie a été prise en charge par Enphase près de Bordeaux. Bruno Ménager a décidé qu'on irait jusqu'au bout et on y est allé. Les musiciens se sont montrés cool mais ils ont été payés.

Tout a été enregistré à Bordeaux ?

Pas tout à fait. La basse de Boby et la Batterie d'Arnaud ont été enregistrées à Paris, au studio Futur Acoustic, par Yves Jaget... deux jours. Le violoncelle de Jef, à Bruxelles où il vit, au studio ICP, par Phil Delire... un jour. Les guitares de Yan, dans la région bordelaise, au studio Enphase, par Julien Marques... trois jours.

Pourquoi préciser la durée d'enregistrement pour chaque instrument ?

Tout a été très rapide pour la bonne raison que chacun savait, en jouant sa partie, ce que faisaient les autres puisque tout avait été joué en public. C'est exactement ce que je voulais : un travail de groupe, pas un conglomérat de musiciens dans des boîtes étanches.

Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir tout enregistré ensemble ?

Pour deux raisons : d'abord, les disponibilités des uns et des autres. Mobiliser quatre personnes pendant une semaine devenait un nouvel exploit. Et puis, je voulais qu'on aille plus loin dans les détails avec chacun. Le jeu d'ensemble, le son de groupe, on l'avait déjà eu à l’Élysée.

Dans les chansons, il y a une forte présence de voix, de chœurs.

Je dois dire que, si l'enregistrement des instruments a été relativement rapide, pour mes guitares acoustiques et ma voix on a passé tout le temps qu'il fallait. Pendant deux ou trois mois, j'ai habité à cinq kilomètres du studio, presque à plein temps. J'étais chez mon ami Tito, guitariste de flamenco, chanteur, compositeur de chansons... et coupeur de jambon “pata negra” ! C'était fantastique. J'étais devenu quelqu'un de la famille. Avec le recul, je m'aperçois que j'ai vécu des moments de pur bonheur. Et c'est comme ça que je conçois le travail en studio. Sans le paysage humain qui l'entoure, un travail d'enregistrement peut être assez desséchant. On peut se concentrer pendant des heures sur des choses qu'on entend à peine. On carbure au doute permanent. On s'enthousiasme mais on se décourage aussi. Tandis que là, entre Haulx et Saint-Caprais, avec des grillades aux sarments de vigne, avec des virées à Bordeaux dans les restaurants où Tito se produisait avec son ami cantaor, chez des amis, avec un concert organisé au milieu de la Garonne sur une île où le public accostait en barge, je m'étais fait une vie girondine. J'ai commencé en fin d'hiver et j'ai vu arriver l'été. C'était merveilleux. J'en garde une bonne nostalgie.

Donc, le travail de voix et de guitares ?

La chance a été que le propriétaire du studio, Bruno Ménager, en plus de m'ouvrir en grand les portes du château, est un amoureux de la chanson et des voix, un perfectionniste. On faisait la paire. Je lui dois beaucoup de ce qu'on entend. Tout comme à Julien Marques, l'ingénieur du son qui arrivait un matin sur deux avec des batteries de voiture à recharger pour s'éclairer dans la yourte qu'il habitait avec sa compagne et leur petite fille. Ce sont des personnes avec une personnalité trempée. Partager avec eux quelque chose d'aussi intime que des chansons a été un privilège.

Le travail des voix est remarquable...

C'est voulu. Pour une fois que j'avais les conditions pour faire des recherches acoustiques, je ne me suis pas privé. On a commencé par choisir le meilleur endroit pour enregistrer la voix et on a constaté que c'était au milieu d'une pièce très haute, pas insonorisée du tout, qui nous obligeait à stopper quand un avion passait ou quand la pluie tambourinait sur le toit.

Est-ce que vous aviez des points de mire en composant les chansons, une idée de ce que vous vouliez ?

Je savais ce que je ne voulais pas.

Quoi, par exemple

Eh bien, à quelques exceptions près (comme celle d'Higelin), je n'ai jamais vraiment aimé le rock français. Pas très patriote, je le reconnais, mais c'est comme ça. J'ai entendu Kent raconter qu'ils se prélassaient avec Starshooter sur une plage grecque et qu'ils ont entendu, chez les voisins de parasol, un groupe de rock grec. Ça les a fait beaucoup rire mais comme Kent est quelqu'un d'intelligent, il s'est dit que son groupe devait sonner aussi comique aux oreilles des Grecs. Moi, je n'ai pas eu à faire cette expérience-là pour me dire que, la plupart du temps, le rock non anglo-américain sonne comme une version sous-titrée à usage purement local. En plus, j'ai tout le temps la sensation que les groupes français s'en tiennent à ce qu'ils appellent une “énergie” mais qu'ils négligent complètement l'aspect musical, les compositions, les mélodies. Pour moi, la grande époque du rock, ce sont les années 70/80. Les Anglais, principalement. Un feu d'artifice. Quand on ré-écoute Yes, Led Zep, Genesis, The Who, le Floyd... on se dit qu'on n'est pas loin de la musique contemporaine avec le groove en plus. Ça n'avait plus grand chose à voir avec Chuck Berry, Buddy Holly, Jerry Lee Lewis ou Gene Vicent, mais ça atteignait des sommets au carrefour de plein de cultures.

Ce n'était pas pareil partout, je crois. En Argentine, par exemple, que vous connaissez bien.

C'est un cas très spécial. Là-bas, le rock “national”, comme ils l'appellent, était un moyen de s'opposer à la dictature militaire. Un non-conformisme courageux. Du coup, la musique était aussi inspirée. L'Argentine a eu ses Dylan, ses Rolling Stones...

Pourquoi avoir attendu tout ce temps pour faire ces chansons ?

Ma culture anglo-américaine est une chose que je n'ai jamais mise en avant. Je sais parfaitement pourquoi. Avant de chanter moi-même, j'avais remarqué que beaucoup de chanteurs français voulaient être “rock”. La consécration pour eux, c'était deux lignes dans Best ou Rock & Folk. Ils avaient un problème avec la “Variété” et je trouvais ça très énervant, très snob. Alors, quand je suis devenu moi-même chanteur, je suis arrivé volontairement avec Joe Dassin et Léo Ferré dans la tête. J'avais aimé les deux. L'un, tout en blanc, pour l'avoir observé clandestinement par dessus les grilles au théâtre d'Orange, l'autre, tout en noir, pour avoir fait ses premières parties. J'ai écrit mes chansons de cette manière, avec ces deux sources. L'une populaire mais intelligente, l'autre orgueilleuse et sans concessions. Plus tard, j'ai replongé aux sources du flamenco de ma terre natale et c'est avec tous ces métaux-là que j'ai coulé mes propres moules.

Et le rock anglo-saxon, alors ?

En parallèle, toujours. J'étais ado. J'avais acheté une guitare dans une usine de Valencia. Très dure, très rudimentaire. Je jouais dans un groupe de potes des chansons d'inspiration plutôt gospel et j'allais resquiller à Gerland, au Palais des Sports, en passant par l'entrée des artistes, pendant la deuxième partie des grands groupes comme Pink Floyd, Les Stones... J'étais attiré par l'atmosphère joyeuse et sombre à la fois. On aurait dit de grandes messes où la fumée de tabac et d'herbe remplaçait l'encens. J'ai aussi été sous le choc d'un concert de blues pur et dur avec Sonny Terry, l'aveugle, à l'harmonica, et Brownie mc Ghee, le boiteux, à la guitare.

Mais pas l'envie de les suivre ?

Pas vraiment. La barre était trop haute. Elle demandait des compétences musicales et une culture que je n'avais pas alors. Il fallait que j'attende un peu. Je me suis donc formé, je me suis inscrit au Conservatoire pour explorer des formes musicales plus proches de mon histoire. La veine anglo-saxonne ressortait de temps en temps. Dans le deuxième, avec une chanson comme “On t'a appris”, moitié bluesy, moitié gospel. Dans Los días aquellos, je me suis payé le luxe d'une chanson enregistrée avec des musiciens en live et une forte pensée pour J.J. Cale. En revanche l'album enregistré avec Michel Camilo dans le Connecticut, ne contient aucune référence rock. Dans le cas de Ti Amo, je revendique deux chansons : “Le monde est ce qu'il est” et “Où tu habites”.

D'où vient donc cette envie nouvelle ?

Elle vient de loin. Je me souviens qu'après la sortie de mon deuxième album, je suis parti à Dublin en quête de musiciens et de studios. J'avais demandé des contacts à Yvan Cassar qui connaissait bien l'endroit. J'ai vu des gens, j'ai bavardé, mais j'ai senti que ce n'était pas encore le moment. On ne recrée pas U2 comme ça, on ne rencontre pas The Edge à tous les coins de rue. Mais je m'aperçois qu'à mes yeux - ou, plutôt, à mes oreilles - entrer dans le son rock était liée à l'idée de groupe. Et c'est ce que j'ai réalisé, des années plus tard, sans m'en rendre vraiment compte, à l'Élysée-Montmartre.

LA MISE EN VENTE

Quand tout a été terminé, que s'est-il passé ?

J'avais entre les mains – les oreilles, plutôt – treize chansons qui sonnaient telles que je les avais imaginées. On a commencé à les mixer, à leur apporter la touche finale avec Thierry Paco, un ami du studio, mais on manquait de recul, je crois. Il fallait que tout se bonifie avec le temps, comme le vin. Parallèlement, quelqu'un m'a proposé de présenter ce travail à ses contacts de l'industrie du disque. J'ai accepté... à reculons.

A reculons ?

Oui. L'industrie du disque est à la remorque d'i-Tunes, d'Amazone, des fournisseurs d'accès, des plateformes de streaming, des opérateurs téléphoniques. Dans le fond, je ne souhaitais pas lui remettre les clefs de mes chansons. Ça peut paraître prétentieux mais j'estimais qu'elle ne les méritait pas.

Mais il faut bien vendre, non ?

Bien sûr. C'est indispensable. Il faut vivre, manger, composer, chanter... mais pas n'importe comment. Ce système est devenu obscène pour celui qui y met du cœur. Il ne laisse aucune place au charme de la découverte. Un disque est fabriqué, un distributeur remplit les magasins en promettant marketing, promotion... et puis tout le monde se retrouve, semaine après semaine, les yeux rivés sur le tableau des cent meilleures ventes. Une grosse farce !

Quelle est l'alternative ?

Avant tout, la conscience de sa propre valeur. Ça peut déplaire mais c'est un moteur imparable. Ensuite, la conviction que personne ne nous a consultés pour mettre au point le rouleau, le vinyle, le CD, ni pour les faire disparaître l'un après l'autre. Mon truc, c'est d'écrire des chansons puis de les chanter. Si elles trouvent des sensibilités correspondantes, je peux les échanger contre des applaudissements, de la reconnaissance ou une somme d'argent. Les choses sont limpides. On fait des œuvres d'art, elles trouvent preneur, on en refait d'autres... etc.

Pas de nostalgie, donc ?

Non. Je ne vois pas pourquoi. Je comprends que des amoureux de musique regrettent la disparition de l'objet matériel mais moi, je n'ai pas à regarder en arrière. Ma raison d'être artiste, c'est d'utiliser tout ce qui existe pour faire voyager ma musique. Hier le vinyle, aujourd'hui le CD, le concert... et le numérique dématérialisé.

Une résignation ? Un pragmatisme ?

Ni l'un, ni l'autre. Une évidence et, au bout du compte, un enthousiasme.

Est-ce que la « dématérialisation » totale de la musique offre des avantages à l'artiste ?

Énormément. Le premier concerne la production de l’œuvre. Le second est purement éthique, il concerne la liberté.

Vous pouvez en dire plus ?

Je me suis toujours senti à l'étroit dans les impératifs commerciaux des sorties d'albums. J'avais toujours envie de faire entendre d'autres chansons selon mon humeur. On me donnait de bonnes raisons de ne pas le faire mais je me sentais au service d'une logique qui bridait mon intuition, celle que j'ai sur scène où je suis maître de ce que je propose, sans limites. Avec le numérique et Internet, c'est devenu possible aussi pour la musique enregistrée.

Vous pouvez l'illustrer ?

Bien sûr ! L'an dernier, j'ai composé deux chansons à Buenos Aires : un tango et une chacarera, qui est un rythme traditionnel. Deux formes musicales très argentines. Je les ai enregistrées sur place, avec des musiciens, et je les mettrai en ligne quand je le sentirai, en tant que telles, pas comme single, pas pour annoncer un futur album. Elles prendront vie tout naturellement, au gré des de ceux qui viennent sur la boutique. Et ce sera comme ça aussi souvent que je le sentirai. Ceux qui aiment ma voix, mes textes, mes musiques, trouveront des raisons d'acquérir des chansons comme s'ils s'agissait d'une conversation. Aucune stratégie, là-dedans. Juste des envies partagées.

Justement, pourquoi avoir lancé Ze Store puisque on vous trouve déjà sur les grosses plate-formes de téléchargement, et qu'il existe des solutions alternatives comme Bandcamp, Zimbalam... ?

La conviction s'est faite peu à peu. Par petites touches et sans me voiler la face, je suis arrivé à la conclusion qu'il faut moins de clics pour atteindre la production d'un artiste sur son site que sur n'importe quelle plate-forme de téléchargement. Quand j'ai découvert cette évidence, c'était comme une révélation. Tout l'édifice se mettait sur ses pieds. En plus, l'environnement d'une boutique personnelle n'a rien à voir avec le foutoir des sites généralistes où chaque artiste et son œuvre sont noyés dans une pollution d'information et de pub.

L'album a été fabriqué ? On le trouve en CD ?

Pas encore. On s'est occupé de la diffusion numérique, exclusivement, en proposant les chansons périodiquement.

C'est à dire ?

C'est à dire qu'on n'offre pas un album d'un seul coup en prenant le risque de le voir saucissonné par l'achat de certaines chansons et pas d'autres. Avec un prix d'achat modéré (6 euros), on donne droit à une chanson téléchargée et les douze autres à venir. Ça permet de les traiter toutes avec respect, sans la jeter en pâture. On n'est plus dans le lancement de disques aux J.O. mais dans une véritable histoire artistique.

L'artiste n'est pas au centre de tout ?

Pas vraiment. Il est sur l'affiche, sur les pochettes d'albums, à la télé, dans les magazines... etc, mais il est l'obligé de tout le monde. Claude Nougaro m'a dit un jour « Quelquefois, je me sens la cinquième roue du carrosse ». Il n'avait pas tort. Je lisais récemment une étude très documentée sur le spectacle vivant en France. Eh bien, quand on y parle de producteur, ce n'est jamais d'artiste qu'il est question. Tout le problème est là. Celui qui commercialise les concerts (en avançant de l'argent ou pas), s'attribue le nom de « producteur ». Je suis désolé mais c'est une usurpation. Pour moi, le seul producteur de chansons - enregistrées ou non - c'est l'artiste. D'autres peuvent investir dans les techniques d'enregistrement, dans l'organisation ou la vente de concerts, pour peu qu'ils y trouvent un intérêt financier ou autre, mais l'artiste est le véritable producteur des chansons qu'il incarne jusqu'au bout ! Aujourd'hui, c'est loin d'être le cas. Et c'est pour ça qu'on marche sur la tête et qu'on ne trouve jamais de solutions.

Et le Web dans tout ça ?

C'est la mise en application de tout ce que je viens de dire. Si les labels – et les multinationales, en particulier – ont tant minimisé l'arrivée d'Internet, c'est qu'ils ne savaient pas comment y garder le contrôle. Il sentaient vaguement que si les artistes maîtrisaient l'outil, eux-mêmes perdraient du terrain.

Mais aujourd'hui, ils y sont tous...

Oui. Ils ont eu le temps de s'organiser mais s'ils ne changent pas quelque chose dans leur approche, leurs jours sont comptés.

Vous pronostiquez la fin des labels ?

Je ne suis pas aussi catégorique. Je parle juste des brontosaures qui ne savent pas encore que l'artiste est au centre de tout ce qu'il fait, même s'il est dépendant de beaucoup de choses. Et puis, il y a des gens de bonne foi là-dedans, des femmes et des hommes qui aiment la musique et les artistes qu'ils représentent. Mais il faut une révolution des mentalités pour considérer l'artiste - et que lui-même se considère - comme le véritable producteur de son œuvre. Il faut être prêt à travailler dans une relation de partenariat, pas de subordination.

A votre avis, Internet le permet ?

Je pense, oui. Pour peu que les artistes soient en direct avec leurs destinataires à travers leur propre boutique, ils auront toutes les initiatives et cesseront d'être infantilisés par un système qui les maintient à la périphérie. Ils travailleront, comme je le fais, avec des professionnels de l'informatique, de la communication, des relations publiques, avec des commerciaux, des expéditeurs, des distributeurs s'il le faut, mais tout partira d'eux et de la vision qu'ils ont de leur ouvrage. Ils pourront même partager leurs besoins, selon leurs affinités, mutualiser des outils, se donner des coups de main... Bref, ils cesseront d'être les jouets de ceux qui les placent tout juste au-dessus des vaches à lait. Du coup, ils seront un espoir pour tous ceux à qui on fait croire que leur travail et le temps qu'ils y passent n'est rien. Ils seront des modèles de liberté. On les suivra ou pas, on achètera ou pas leur travail, mais personne ne viendra s'immiscer entre eux et ceux qui aiment leurs chansons.

Interviews réalisées à Paris entre le 12 et le 18 janvier 2013 par Jeanne Dessangles.